La suspension temporaire de la contribution américaine à l’Organisation Mondiale de la Santé et la révision annoncée de sa politique d’aide extérieure ont des implications importantes pour la santé publique mondiale, et en particulier pour l’Afrique. Cette situation appelle à une analyse des modèles existants et à une réflexion sur la décolonisation de la santé sur le continent.
La santé publique en Afrique, depuis l’ère coloniale, s’est profondément ancrée dans les modèles occidentaux, tant dans son fonctionnement que dans ses outils, ses ressources humaines et son développement. Tel un appendice de l’administration coloniale, elle a occulté les fondements d’une médecine africaine pourtant riche et diversifiée. Cette dépendance persistante, même après les indépendances, soulève une question cruciale : comment réformer en profondeur les systèmes de santé africains pour les humaniser et les décoloniser ?
Un héritage occidental et allogène : un système à bout de souffle
Dès l’avènement de la colonisation, et se prolongeant durant les périodes postcoloniales, le système de santé en Afrique s’est transformé en un ensemble de services souvent teintés de considérations socio-religieuses et, plus insidieusement, d’intérêts commerciaux. Malgré les avancées théoriques portées par des déclarations comme celle d’Alma-Ata sur les soins de santé primaires (1978), qui mettait l’accent sur les soins de santé primaires et les pathologies prioritaires telles que le paludisme et les maladies infectieuses, l’approche globale est restée profondément occidentale.
Cette approche, bien que se revendiquant rationnelle, scientifique et instrumentale, se concentre principalement sur l’aspect biomédical, isolant l’individu de son contexte social et spirituel. Elle privilégie la clinique et la cause organique (germe, lésion, etc.), négligeant la vision holistique corps-esprit-âme, qui caractérise les médecines africaines traditionnelles. Cette focalisation sur le somatique et le curatif, au détriment du préventif et du long terme, a des conséquences importantes. Comme le souligne Paul Farmer, anthropologue et médecin américain, dans ses travaux sur la santé mondiale, une approche purement biomédicale ignore souvent les déterminants sociaux de la santé, tels que la pauvreté, l’accès à l’eau potable et l’assainissement, qui jouent un rôle crucial dans l’état de santé des populations.
De plus, cette dépendance aux technologies et outils occidentaux place les systèmes de santé africains dans une situation de vulnérabilité. De l’accueil des patients aux traitements, en passant par les examens et les investigations, tout est parfois tributaire d’une industrie et d’une économie occidentales. Le personnel de santé se retrouve alors, souvent malgré lui, intégré à un système extraverti, où les bénéfices financiers priment parfois sur les considérations humaines.
Des “réformes” illusoires : un renforcement de la dépendance
Malgré de nombreuses déclarations telles que celles d’Alma-Ata, d’Abuja sur le financement public de la santé (2001), de Ouagadougou sur les soins de santé primaires et les systèmes de santé (2008), etc., les “réformes” ont surtout consisté en la construction d’infrastructures hospitalières, la dotation en matériel et la formation du personnel, renforçant ainsi la dépendance aux technologies et modèles occidentaux. L’aide publique au développement, souvent allouée au secteur de la santé, profite souvent aux pays donateurs, qui fixent les prix des médicaments, des consommables, des vaccins et du matériel médico-technique qu’eux-mêmes produisent et fournissent. Le bilan de ces investissements révèle ainsi un déséquilibre flagrant : les bénéfices financiers retournent majoritairement aux donateurs, tandis que l’impact réel sur la santé des populations africaines reste souvent limité et somme toute, peu perceptible. Cette situation contraste fortement avec l’approche plus communautaire, préventive et humanitaire des médecines africaines traditionnelles.
L’impératif d’une révolution sanitaire moins coloniale et plus humaniste
L’analyse objective de la situation de la santé publique en Afrique impose une refondation des systèmes et des concepts. L’intégration de la médecine africaine dite “traditionnelle”, comme le préconisent certaines initiatives gouvernementales (exemple de la loi de 2024 portant exercice et organisation de la médecine traditionnelle au Cameroun), représente un premier pas vers une réforme profonde. Cette démarche rejoint d’ailleurs les objectifs de la Charte d’Ottawa (1986) pour la promotion de la santé, qui insiste sur la prise en compte des déterminants sociaux de la santé et la participation des communautés.
Cette réforme doit s’articuler autour de plusieurs axes :
- Reconnaissance et valorisation des savoirs endogènes : Intégrer les connaissances et les pratiques des médecines traditionnelles africaines dans les systèmes de santé, en respectant les protocoles scientifiques et en assurant la sécurité des patients. Des exemples concrets existent, comme l’utilisation de plantes médicinales dans certains protocoles de soins ou la formation conjointe de praticiens de médecine moderne et traditionnelle.
- Renforcement de la recherche locale : Développer la recherche scientifique en Afrique, en privilégiant les thématiques liées aux spécificités du continent (maladies tropicales négligées, médecine traditionnelle, etc.) et en investissant dans la formation de chercheurs africains.
- Individualisation des soins : il est important de reconnaître en chaque être une individualité qui rend spécifique et unique ses besoins. Ainsi, replacer cette approche singulière de l’humain au centre du système de santé, en tenant compte des dimensions psychologiques, sociales et culturelles de la maladie. Cela implique une meilleure formation du personnel de santé à la communication interculturelle et à l’écoute des patients ainsi qu’un accent particulier sur la littératie en santé.
- Intégration de la composante sociale dans la santé : En effet, il est important dans la prise en charge des cas de donner davantage de place aux gardes malades et à la famille. Les hôpitaux ont actuellement une vision patient centrique, alors même que l’essentiel des soins est prodigué par les garde-malades et la famille: nourrir le malade, le langer, le laver, acheter ses médicaments, le réconforter, l’encourager. Il est donc primordial d’avoir une approche holistique et inclusive pour les patients.
- Développement d’une industrie sanitaire locale : Réduire la dépendance aux importations de médicaments et de matériel médical en développant une industrie sanitaire locale, capable de produire des médicaments abordables et adaptés aux besoins des populations africaines. L’initiative de l’Union Africaine pour la fabrication locale de médicaments est un pas dans cette direction. Cependant, il reste encore de nombreux défis à relever, notamment en matière d’infrastructure, de formation du personnel et de financement pour garantir une production de médicaments efficace et durable.
- Investissement dans la prévention et la promotion de la santé : Dans un système plus généralement axé sur la médecine curative, mettre l’accent sur la prévention des maladies et la promotion de la santé, en agissant sur les déterminants sociaux de la santé et en impliquant les communautés.
Tenant compte du contexte historique marqué par la colonisation, qui a laissé des séquelles profondes et durables sur les structures socio-économiques et sanitaires, la réforme des systèmes de santé en Afrique ne saurait se limiter à une simple modernisation des infrastructures et des équipements. Elle doit impérativement intégrer une dimension décoloniale et humaniste, en reconnaissant et en valorisant les savoirs endogènes, en renforçant la recherche locale, en humanisant les soins et en investissant massivement dans la prévention. Au total, les réformes sanitaires en Afrique doivent s’intégrer au développement. Elles doivent prendre en compte les différents aspects de la vie dont l’urbanisme, l’environnement, la sécurité alimentaire…Seule une telle approche permettra de construire des systèmes de santé véritablement adaptés aux besoins des populations africaines et de garantir un accès universel à des soins de qualité.
Dr Hemes Nkwa, médecin épidémiologiste de terrain, diplomate civile, factcheker santé
Présidente de Youth for Health and Development of Africa (YOHEDA)
Présidente du Conseil pour le suivi des recommandations du Nouveau Sommet Afrique – France (CNSAF).